Épopée au cœur de l’existence humaine
Au théâtre le continuum espace-temps ne répond à aucune règle tangible. Réinventé en fonction de la performance qu’il dessert, l’interstice temporel s’affranchit de toute contrainte. Passé, présent et futur s’amalgament pour laisser place au jeu d’acteur ainsi qu’à la mise en scène, qui s’inscrivent dans une temporalité définie de l’ordre du maintenant.
Le rideau se lève sur un très vieil homme, au pas lent, à la démarche fébrile. Il n’en a plus pour très longtemps. Son corps est à l’agonie, ses pensées s’égarent pêle-mêle. Pourtant il lui reste ses souvenirs. Alors il se souvient… et nous avec lui.
Sous le masque du vieillard malade se cache un jeune homme rempli de fougue et d’audace, révolté contre un monde en décadence, insurgé contre la société capitaliste. En quête de sens, d’Eldorado ou peut-être simplement d’espoir, il s’en va à la recherche de l’Ile Bleue, terre promise, royaume de tous les possibles. En chemin, il fait diverses rencontres, aussi absurdes qu’improbables, qui ne feront que confirmer les travers d’une planète à la dérive. Famine, crise économique, catastrophe écologique, folie des hommes et de leur soif de pouvoir, il ne fait pas bon vivre au 21ème siècle. La suite, quant à elle, ne présage rien de bon.
Amertumes est une épopée au cœur de l’existence humaine. Tout s’y mélange ; les gens, les générations, les idées, les envies. Les mots et les intonations aussi. Le piano donne le tempo de cette pièce au rythme saccadé. Douce et mélodique, un brin trop légère lors des scènes avec le vieillard, la musique s’envole, s’agite, s’aggrave en présence du jeune homme. Vincent Maturin est le jeune homme, il est aussi le vieillard de 99 ans. Le passage de l’un à l’autre tout au long de la pièce est d’un naturel déconcertant. Les notes du synthé de Philippe Gelda aident à récupérer le fil lorsque les transitions sont trop rapide ou le texte un poil trop dense. Si le spectateur se perd en chemin, cela n’a rien d’anormal. Il s’agit d’un voyage personnel qui implique le vécu et le ressenti de chacun. Certains se retrouveront dans la détresse du jeune homme, d’autres dans ces colères ou ses aspirations. Durant tout le périple, comme pour rappeler la fatalité inéluctable de toute vie humaine, le vieil homme revient et assure la liaison entre les différentes parties.
Ainsi, la pièce de Jean-Yves Michaux, que l’on connaissait comme comédien dans le Monologue d’Adramélech de Valère Novarina, nous est servie sous forme de cocktail explosif, teintée d’un arrière goût amer en fin de bouche. Le comique burlesque allège le texte cru, acide, parfois trop lourd à digérer. Les mots sont aiguisés, l’indignation est de mise. Indignation contre une civilisation obsolète qui préfère ne rien voir, ne rien entendre. Indignation contre une existence fugace qui se solde par trop de rêves avortés. Indignation contre une terre qui boit la tasse et se laisse couler avec les poissons plutôt que de sortir la tête hors de l’eau pour continuer à lutter. Amertumes en soi, c’est une mise en garde à l’attention de tout à chacun : depuis les vieillards pour qui le monde va mal jusqu’à la jeunesse qui a mal au monde.